« LES PETITES VIEILLES », CHARLES BAUDELAIRE

« Les petites vieilles » est l’un des poèmes les plus longs des Fleurs du Mal. Il est, comme le poème précédent « Les petits vieillards », dédié à Victor Hugo. Dans « Les petites vieilles », Baudelaire se consacre à ces êtres que plus personne ne remarque dans les grandes villes. PBQ : En quoi ce poème fait-il l’éloge de la laideur ?  En quoi ce poème peut-il être considéré comme un poème moderne ?

 I- L’observation de la ville par le poète

a- Les déambulations du poète spectateur

Le lecteur observe la ville et les vieilles à travers le regard du poète comme l’indique la présence importante du pronom personnel de première personne : « je guette » (v 3), « j’entrevois » (v 25), « il me semble » (v 27). Les verbes « guetter », « entrevoir » révèlent une implication du poète dans son observation. Il attend, impatient, qu’apparaissent les petites vieilles afin de les regarder. Pour ce faire, il déambule dans la ville, errant presque : « Traversant de Paris le fourmillant tableau » (v 26) Enfin, pour nous impliquer plus encore dans son observation, le poète nous interpelle au cours de sa promenade. Les pronoms « nous » et « vous » : « aimons-les » (v 7), « avez-vous observé » (v 21) installent une forme de familiarité/proximité avec le lecteur, de même que les déterminants démonstratifs nombreux et l’usage du présent qui donne l’impression que la scène se déroule devant nos yeux. Le lecteur est invité à partager l’expérience du poète, à observer avec lui le spectacle des petites vieilles.

b- Le décor urbain

 Avant d’observer les petites vieilles, le poète regarde la ville. Le champ lexical se rapportant au décor urbain est à relever : «  vieilles capitales » (v 1), « omnibus » (v 10), «  Paris » (v 26). La ville, pour le poète, oscille entre espace agréable et lieu déplaisant. Paris est désignée par la périphrase : « le fourmillant tableau » où la dimension artistique de la capitale sous-entendue par le nom « tableau » se voit troublée par l’agitation de l’adjectif « fourmillant ». Les allitérations en r sont nombreuses : « horreur », « êtres singuliers décrépits et charmants », « Ils rampent / frémissant au fracas roulant des omnibus ». Elles participent de l’agitation de la ville qui semble poursuivre les petites villes et ne leur laisser aucun répit. Néanmoins, le lecteur prend rapidement conscience que les termes qualifiant la ville désignent également les petites vieilles et inversement. Au vers 1, « les plis sinueux des vieilles capitales » font se superposer la vision des villes et des vieilles. De même, le vers 2 : « Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements » semble désigner l’espace urbain et les êtres qui le peuplent.

 II- Le spectacle des petites vieilles

a- Des êtres abîmés par le temps

 Baudelaire est assez novateur dans son choix de consacrer un poème à la laideur et s’oppose en cela aux Parnassiens. Les petites vieilles sont des individus dont le corps porte les stigmates, les marques de l’existence passée. Nous pouvons relever le champ lexical de la souffrance : « brisés », « tordus », « animaux blessés », « flagellés par des bises iniques ». Notons en l’assonance en [i] au vers 9 qui souligne la douleur des petites vieilles. De plus, leurs corps apparaissent comme terrassés par l’âge : « décrépits », « brisés, bossus / Ou tordus », « disloqués », « rampent », « tout cassés ». Ces derniers ne leur appartiennent plus, ils n’ont plus aucune maîtrise : « dansent, sans vouloir danser ».

 b- L’ambigüité des petites vieilles

 De nombreuses antithèses peuplent le poème. Tout d’abord, les petites vieilles apparaissent comme des êtres monstrueux. Le nom « monstres » est utilisé à deux reprises pour les désigner aux vers 5 et 6 : « Ces monstres disloquées », « Monstres brisés ». Toutefois, même si le poète les nomme « monstres », il insiste sur leur humanité : « aimons-les ! ce sont encor des âmes » Au vers 6, nous retrouvons l’image du vice et de la vertu et du spleen et de l’idéal dans la référence à « Eponine ou Laïs ». Baudelaire compare les vieilles à leur parfait opposé : les petites filles : « Ils ont les yeux divins de la petite fille » (v 19), « Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles / Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ? » Enfin, nous pouvons remarquer que ces êtres fascinent : « charmants » (v 4) autant qu’ils effrayent comme le montre le rythme ternaire : « monstres brisés, bossus / Ou tordus » Baudelaire porte un regard attendrissant sur les petites vieilles. Elles subissent, comme lui, la modernité de la ville, la masse les rendant anonymes.

 Ce poème est particulièrement révélateur de cette esthétique de la laideur propre à Baudelaire : la laideur, l’horreur, le mal, … deviennent des objets poétiques dont on peut faire surgir la beauté puisque d’après lui : « Le Beau est toujours bizarre » Les vieilles et la ville se confondent, oscillant entre horreur et beauté.

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